CECI n'est pas EXECUTE Projet

Terrains du droit |

Projet

La situation

Les terrains du droit semblent occupés par ses professionnels, qui usent de leur art et de leur technique pour traiter, conseiller, juger des cas qui résultent de la confrontation de la vie et du droit, ou encore des actions (licites et illicites) et du monde normatif doté du pouvoir de sanction, si on suit Max Weber. Le droit apparaît ainsi avant tout comme une profession, ou plutôt un ensemble de professions, dites juridiques.

Ces compétences professionnelles sont enseignées en France dans les facultés de droit des universités et dans diverses écoles professionnelles correspondant aux principales professions juridiques et judiciaires. Cet apprentissage universitaire et extra-universitaire ayant pour principal de former des professionnels du droit, il ne s’occupe pas ou si peu - quand c’est le cas, seulement d’une manière ornementale ou « introductive » – des sciences humaines et sociales observant le monde du droit. Cela semble parfaitement normal dans le contexte français, mais ce n’est pas le cas partout (par exemple aux USA avec les courants law&economics, law&society, critical legal studies etc. présents dans les law schools).

Seule l’histoire du droit bénéficie en France d’une reconnaissance institutionnelle, en tant que discipline d’agrégation du supérieur, au croisement du droit et d’une science sociale, l’histoire. Toutefois, cette sous-discipline a pour seule vocation de s’inscrire dans les Facultés de droit, et ne peut être considérée –sauf exceptions- comme une réelle ouverture aux sciences humaines ou sociales du monde juridique universitaire, du moins en France. Au contraire, cette histoire est une histoire « de juristes », conçue comme une science auxiliaire du droit (comme peut l’être la philosophie ou la sociologie du droit « des juristes »), qui a ses propres codes et ses logiques. Ce positionnement n’est pas réellement de nature à favoriser la saisie interdisciplinaire du droit, qui apparaît d’autant plus importante qu’au niveau européen et mondial les travaux croisant approches et disciplines tendent à se multiplier (droit économique, droits de l’homme, droit pénal internationalisé, par exemple).

Bref, une réflexion sur le droit dans son ensemble, théorique, sociologique, philosophique, reste insuffisante dans l’univers académique français. Il n’y a guère de pensée réflexive et interdisciplinaire sur le droit dans la sphère, pourtant riche et savante, des facultés et écoles de droit ou des formations professionnalisantes. De ces institutions, l’investissement théorique, la culture savante, l’ouverture aux autres disciplines ne sont bien sûr pas absents, mais le souci – légitime – de l’adaptation de l’offre universitaire à la demande, réelle ou supposée, des professionnels du droit y favorise plutôt la prédominance d’une approche essentiellement technique et opérationnelle du droit. Étant donnée, d’ailleurs, la part croissante que prend le droit des activités économiques dans cette évolution, il en résulte une certaine diffusion, peu réfléchie et théorisée, d’une culture juridique mondialisée dans toutes les branches du droit, c’est-à-dire souvent uniformisée et d’origine anglo-américaine.

De façon plus profonde, la structuration universitaire française en facultés de droit et sciences économiques d’une part, et facultés de lettres de l’autre, a fait qu’historiquement le droit et les sciences sociales ont une histoire récente institutionnelle et donc intellectuelle largement séparée dans l’hexagone, contrairement à ce qui se passe ailleurs, notamment, selon des modalités variées, en Allemagne, aux États-Unis ou en Italie. Il faudrait d’ailleurs voir comment ces dernières années la restructuration du champ universitaire, en France et ailleurs, a pu contribuer à nuancer cette situation. 

De manière symétrique, pour des raisons tout à la fois institutionnelles et politiques – notamment des conceptions du droit comme pure technique ou au contraire comme pure idéologie – peuvent expliquer la méfiance ou l’ignorance durable des sciences sociales, et notamment de la sociologie française, à l’égard des phénomènes juridiques et judiciaires. Le fait de « laisser le droit » aux juristes peut ainsi être situé à l’intersection de plusieurs mouvements se renforçant mutuellement : la prétention des juristes au monopole de l’interprétation des phénomènes juridiques, le désintérêt non questionné pour l’analyse de la portée sociale de la sphère juridique (évidemment variable selon les disciplines et les auteurs), la simple reprise du discours des juristes comme discours pertinent sur le droit.

Toutefois, à cette coupure traditionnelle et encore vivace, rien d’inéluctable, si l’on pense tant à l’histoire de nos disciplines qu’à d’autres traditions de recherche à l’échelle internationale.

Tout d’abord, le moment de l’invention et de la première institutionnalisation des sciences sociales a été également un moment de diffusion, en l’occurrence du durkheimisme, y compris dans les facultés de droit. Les travaux de Bruno Karsenti, de Frédéric Audren ou d’Alain Mahé ont notamment permis de mettre en évidence les fertilisations croisées entre droit et sciences sociales durkheimiennes du tournant du siècle aux années 1930, en insistant notamment sur la pensée de juristes comme Gény, Hauriou, ou Lévy. Si le renforcement dogmatique de la pensée juridique tout autant que les modalités de refondation des sciences sociales, et notamment de la sociologie, après 1945, ont contribué à effacer cet héritage, hormis un temps la sociologie du droit -mal aimée- de Georges Gurvitch, le regain d’intérêt pour le droit mis en évidence dans plusieurs domaines des sciences sociales rend possible et nécessaire de repenser l’articulation heuristique entre ces disciplines.

Au-delà de cette perspective généalogique nous conduisant dans des contrées intellectuelles guère éloignées de celles qui virent la genèse de l’EHESS, et qui d’ailleurs se retrouvèrent chez certains de ses membres auteurs d’une pensée originale sur le droit (de G. Le Bras à Bourdieu ou Derrida), une seconde incitation forte à développer ces échanges entre droit et sciences sociales  se trouve dans le contexte international. Déjà, aux Etats-Unis au tout début du XXe siècle, Oliver Wendel Holmes, dans sa célèbre conférence sur « The path of law », a montré d’outre-Atlantique comment le droit (américain) technique, dans ses formes autant judiciaires que législatives et dogmatiques, se trouve pris dans un environnement international (notamment allemand et français) et pluridisciplinaire (notamment historique, philosophique et sociologique). Et n’oublions pas que ce fut Rudolph von Jhering, depuis la deuxième moitié du 19e siècle et avec son rayonnement international, qui a contribué à créer ce qu’on appellera un peu plus tard la « sociologie du droit », avec Max Weber et bien d’autres auteurs européens. Ensuite, depuis le milieu des années 1960 et plus encore depuis les années 70 et 80 du siècle dernier, se sont épanouis des champs d’études à l’intersection du droit et des sciences sociales, initiées notamment par des chercheurs allemands et nord-américains.

Ces développements sont d’ailleurs eux-mêmes à relier aux environnements socio-politiques dans lesquels ils se sont inscrits. Ainsi, les sciences sociales juridiques ou les sciences juridiques sociales – selon la traduction adoptée - servaient dans l’Allemagne de la coalition sociale-démocrate-libérale de Willy Brandt à la critique du « système », à la compréhension du passé (notamment du rôle du droit et des juristes sous le IIIè Reich) et à la mise en œuvre d’un rêve : « l’amélioration » de la société par l’analyse sociologique de l’État de droit. La plus grande controverse allemande en philosophie/sociologie depuis la fin de la guerre correspond en réalité à une divergence fondamentale de perspective sur le droit dans la société, entre Niklas Luhmann et Jürgen Habermas, tous deux mettant le droit au centre de leurs réflexions. Aux États-Unis, l’essor de la réflexion extra-juridique sur le droit au XXe siècle bénéficie d’un terrain triplement favorable : un droit de common law a priori moins dépendant des codes et davantage des pratiques ; l’héritage du réalisme juridique nord-américain ayant, depuis Holmes et Pound, acclimaté la prise en compte de l’empirie et de l’influence du social dans l’analyse du droit ; les law schools professionnelles et professionnalisantes qui, ne prenant en charge ni les premiers cycles ni, pendant longtemps, les études doctorales, furent ainsi propices à la production de profils académiques par définition interdisciplinaires, une fois généralisée l’injonction au doctorat dans le monde universitaire. On peut à grands traits expliquer ainsi les conditions de possibilité de traditions nouvelles et aussi différentes que les  critical legal studies, law and ecomonics ou law and/as literature ou law and society qui apparaissent stimulantes, pour s’y affronter comme pour s’y inscrire. Elles se sont mal acclimatées en France, malgré les tentatives du mouvement Critique du droit par exemple, du fait de l’absence de doubles compétences et de profils interdisciplinaires mais aussi des réticences des juristes à l’égard d’approches non dogmatiques.

Aujourd’hui, à l’EHESS, des croisements innovants sont à notre portée, qui articulent nos forces dans différents domaines comme le genre, les aires culturelles, le cœur des sciences sociales que sont l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, mais aussi l’économie, la philosophie ou la linguistique, à l’analyse du droit et de ses institutions. Ces croisements nous permettent également de ne plus considérer le droit uniquement comme le fait des juristes : d’un point de vue académique, mais aussi pour prendre en compte, dans la vie sociale, les maniements et les conceptions du droit des professionnels tout autant que des profanes, afin de mettre en évidence – pour paraphraser P. Ewick et S. Silbey – « la construction sociale de la légalité ». Nos investigations intègreront ainsi des formes hybrides ou impures, du quasi-droit, des règlements dans l’ombre du droit, des conceptions du droit étudiées non du point de vue de leur correction juridique mais de leur portée sociale.

Par ailleurs, nous ouvrons chantier spécifique relatif aux relations entre droit et politique dans le cadre du Labex TEPSIS : il s'agit de l' Atelier Labex "Droit et politique"

EHESS